Nous débarquons sur la plage et les volutes de fumée des feux ennemis arrivent jusqu'à nous, ils sont tout près. La montagne étend son ombre noire et glaciale sur la rives, quelques mouettes font un ballet d'étincelles blanches au-dessus de l'eau. Le soleil couchant embrase le ciel dans des tons rougeoyants et mordorés. J'ai le goût du sel sur mes lèvres et mes cheveux fouettent mon visage, j'entends quelques ordres dans mon dos, mon frère sans doute, il hèle une de ses troupes d'élite, Ulwarth a décidé de reprendre cette terre. Quelques chafers près de moi laissent entrevoir l'insondable obscurité de leurs orbites creuses et énigmatiques.
Des cyprès longent la plage de cailloux, augustes arbres fiers et aussi arrogants que nous. À quelques mètres des rives se dressent trois grands drakkars, leurs proues représentant une tête de loup, babines retroussées, langue sortie, crocs en avant.
J'exulte, je sens une irrépressible rage naître en moi ainsi que l'étrange sentiment d'être cette plage, d'être ces cailloux, je suis honorée d'être là et j'aimerais que l'ennemi soit là pour le remercier de m'avoir donné cette immense chance de le combattre. À peine cette pensée est elle formulée qu'un galop redoublé arrive par notre gauche. Je vois de grandes formes noires montées sur des sangliers des plaines. Le cor résonne près de moi, un son long et profond, monotone comme la mort. Je dégaine Dürthal-la-Mort-Pâle de la main droite et étreint mon bouclier de guerre. Je m'élance sur cette plage au sol instable entourée d'une trentaine de compagnons. Le choc se traduit par un bruit de ferraille qu'on compresse, des cris, des membres fusant à travers les airs, mains, jambes, bras, mâchoires… Je frappe toujours et encore, je donne des coups de genoux, je me protège du mieux que je peux, une lance enflammée emporte une de mes nattes rousses, je sens sa brûlure acide sur mon visage et ma vue se trouble. Je pivote sur moi-même, un genou à terre pour prendre un ennemi à revers, ma lame s'enfonce à auteur de taille dans le cuir épais de sa cuirasse et un abondant sang chaud me fouette le visage. J'entends crier mon nom à quelques pas de moi, c'est le vieux Baldr, l'œil inquisiteur. Je sais qu'il va m'appeler " gamine " mais non pas là, pas encore. Je sers les dents, réflexes idiots, oui je suis une gamine.
- " T'es pas passée loin la grande " me crie-t'il. Puis il sourit, comprenant ce qui se passe dans ma tête, brandissant son marteau avant d'en asséner un coup sur la gueule d'un sanglier qui le charge, la bête n'a pas le temps de gémir, son cavalier passant par-dessus, retombant sur les galets dans un fracas d'os.
Ma main me fait mal, je viens de recevoir un coup de dague sur mon gantelet, je vois furtivement le visage de mon assaillant, pâle, émacié, un Sram. Il joue avec moi pour me détourner du véritable danger. Encore un coup dans l'épaule, à la jointure de ma cuirasse, la lame fend ma côte et je sens une douleur électrique le long de mon bras. Je prend appui sur Dürthal-la-Mort-Pâle, les deux mains sur sa poignée et envoie un rapide coup de pied en arrière, me libérant j'étend la main au jugé derrière moi et saisit un morceau d'étoffe, de cape puis l'attire sauvagement à moi, je donne un violent coup de tête, je sens mon nez qui claque sous mon heaume… Une main m'agrippe par l'épaule qui me fait mal…
- " Alison, ma p'tite ? Tu fais un rêve ? Tu grognes en dormant maintenant ? À douze ans tu te prends pour un mulou, qu'est-ce que c'est que cette histoire. Tu ne fais pas suffisamment de bêtises comme ça pour nous inquiéter la nuit aussi non ? " me dit la femme du bedeau dans un chuchotement qui se veut rassurant mais qui provoque chez moi une gène terrible.
Je regarde par la fenêtre près de mon lit et je vois tomber la neige sur Amakna. C'est long d'être une enfant…
AAUU
Arthur Rackham : Brunnehild